Même si nous sommes très loin des images bucoliques que l’on peut imaginer de la vie sauvage, il serai bon de retrouver certaines bases alimentaires de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs.
L’avènement de l’agriculture apporta avec lui la crise de mortalité du Néolithique, une chute soudaine et catastrophique de la longévité dont les peuples agricoles ne se sont jamais vraiment remis. La médecine moderne a accompli de grandes choses, mais elle n’a pas encore complètement comblé ce fossé dont il résulte que seule une riche élite est en mesure de bénéficier de la longévité qui était auparavant accessible à tout un chacun.
Si l’on en croit les idées reçues, au fil du temps, les progrès de la médecine ou, du moins, en matière d’hygiène, auraient permis l’accès à une longévité accrue et à une vie plus saine. On pense que sans les bienfaits de ces progrès, les gens, dans le passé, pouvaient s’estimer heureux d’atteindre ce que l’on considère aujourd’hui comme l’âge moyen. Cependant, ainsi qu’il en est de bon nombre d’idées reçues, il existe peu de preuves pour appuyer ces hypothèses. La vérité est tout autre et bien plus complexe.
À travers l’évolution humaine, nous pouvons observer une tendance à l’augmentation de la longévité, dont un accroissement important au Paléolithique supérieur. (Caspari & Lee, 2003) En ce qui concerne l’hypothèse de la « Grand-mère » que George Williams suggéra en 1957, des personnes aussi âgées pouvaient consacrer leur temps et leur énergie à l’éducation de leur descendance, ce qui signifie qu’elles pouvaient transmettre des compétences, du savoir et des traditions. (Caspari, 2011) Les archéologues ont autrefois parlé « d’explosion créative » au Paléolithique supérieur, où nous trouvons quelques unes des peintures rupestres les plus anciennes, ainsi que des outils et des techniques de chasse sophistiquées. Nous avons depuis découvert des origines plus anciennes à chacun de ces éléments individuels, mais ils s’assemblent au Paléolithique supérieur pour former, pour la première fois, le genre de complexité et de profondeur que nous connaissons actuellement dans nos sociétés humaines. Les sociétés traditionnelles révèrent les personnes âgées en tant que source de sagesse et de savoir. Le travail de Caspari renforce cette idée à l’aide de preuves archéologiques, suggérant que l’émergence des personnes âgées fit éclore le premier bourgeonnement de la complexité sociale humaine.
Bien que l’espérance de vie ait amorcé une augmentation significative au Paléolithique supérieur, elle ne connut pas, par la suite, d’accroissement régulier. La révolution agricole eut un impact massif sur la santé et la vie de ceux qui y prirent part. Les chasseurs-cueilleurs mangeaient certainement des graines de céréales de temps en temps, mais cela ne constitua jamais une denrée pour eux comme ce fut le cas pour les agriculteurs. Ce changement de régime alimentaire eut des impacts sur la santé allant de la multiplication des caries aux retards de croissance. Les chasseurs-cueilleurs peuvent souffrir de la faim parfois, lors des saisons creuses, particulièrement au sein des environnements désolés dans lesquels ils survivent aujourd’hui. Mais comme ils ne dépendent pas du tout petit nombre d’espèces fortement apparentées dont dépendent les sociétés agraires, le problème de la famine ne se posa que chez les agriculteurs. (Berbesque et al, 2015) Dans l’ensemble, l’avènement de l’agriculture eut un impact catastrophique sur la santé humaine :
« Lors de la transition vers l’agriculture au Néolithique et à la fin du Néolithique, la longévité pour les hommes et les femmes a sensiblement reculé, atteignant 33,1 ans pour les hommes et 29,2 ans pour les femmes. Plus étonnant encore, les indicateurs de santé ont considérablement chuté. La taille des hommes est passée de 1,77 mètre au Paléolithique à environ 1,60 mètre à la fin du Néolithique, et l’indice pelvien a diminué de 22 %. Non seulement les individus mouraient plus jeunes, mais ils mouraient en moins bonne santé. Des schémas similaires furent observés aux Amériques lors de la période de transition. Globalement, les données montrent que la transition vers un mode de vie agricole a altéré l’état de santé des populations. » (Wells, 2011)
Peu d’endroits illustrent cette constatation de manière aussi frappante que Dickson Mounds. Les sépultures qu’on y trouve représentent toutes les ères connues de l’histoire des Amérindiens de l’Illinois, qui comprend une transition très rapide vers une économie mixte fourragère et liée à la culture du maïs en 1050–1175 EC. Ce site a permis aux archéologues de comparer les vestiges des chasseurs-cueilleurs avec ceux de leurs petits-enfants agriculteurs, ce qui a contribué à éliminer un grand nombre des variables qui compliquaient l’étude de l’impact de l’agriculture sur la santé humaine. La population agricole montre d’importantes augmentations des défauts de l’émail des dents, des anémies ferriprives, des lésions osseuses, et des conditions dégénératives de la colonne vertébrale. L’espérance de vie à la naissance passe de 26 à 19 ans. (Goodman & Armelagos, 1985)
Dans sa tentative de démystifier l’idée selon laquelle le passé peut nous apporter quelque chose qui soit digne d’intérêt, Marlene Zuk (2014) souligna que bien que l’avènement de l’agriculture ait effectivement entraîné une chute catastrophique en matière de santé et de longévité, les populations qui l’adoptèrent commencèrent à se porter mieux et à vivre plus longtemps au bout de quelques générations. Cependant, elle exagère cette amélioration et passe sous silence le fait que parfois, les choses avaient empiré. L’espérance de vie moyenne dans la Rome antique, par exemple, était d’à peine 19 ou 20 ans, une décennie de moins que celle de la cité du Néolithique de Catal Hüyük en Turquie. (Wright, 2005)
Les archéologues utilisent souvent la taille comme un indicateur de santé, étant donné que la malnutrition et d’autres problèmes de santé l’impactent énormément. Au Paléolithique supérieur, les hommes européens mesuraient environ 1,77 mètre, mais la taille des hommes de la culture Rubanée, à Céramique Linéaire, du Néolithique a diminué de plus de 15 centimètres, atteignant 1,60 mètre. Plus important encore, peut-être, la taille moyenne des hommes a stagné entre 1,60 et 1,70 mètre jusqu’à la fin du XIXe siècle. (Hermanussen, 2003) Bien que les populations agricoles luttèrent pour se remettre de l’impact catastrophique de la révolution agricole sur leur santé, ce n’est qu’au XXe siècle — avec le genre d’innovations qu’ont permis les combustibles fossiles — que les Européens ont pu combler le fossé et atteindre le niveau de santé et de longévité dont bénéficiaient leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs.
Tout ceci laisse cependant de côté de très importantes remarques. Chez les chasseurs-cueilleurs, on note une incidence remarquablement faible des « maladies de civilisation » qui affectent aujourd’hui les habitants des pays DINGO (Démocratiques, Industrialisés, Nantis, Gouvernés, Occidentalisés) — des pathologies comme l’obésité, les maladies cardiaques coronariennes, et les diabètes de type 2. Cette disparité a engendré un intérêt important pour le « régime paléo », à savoir l’espoir d’émuler le régime alimentaire d’un chasseur-cueilleur et d’en tirer certains bénéfices.
Depuis la révolution agricole, cependant, les élites ont généralement bénéficié d’une bien meilleure santé et d’une longévité bien supérieure à celles de la majeure partie de la population. Dans le monde moderne, ces divisions sont devenues, au moins en partie, géographiques. Les élites du monde ne sont plus une classe supérieure mondialement répartie, mais sont principalement les habitants des pays DINGO comme ceux de l’Amérique du Nord et de l’Europe occidentale. Bien que le siècle dernier ait permis aux habitants de ces pays de vivre aussi longtemps et (presque) aussi bien que leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs, la plupart des humains ne vivent pas dans les pays DINGO. Pour le reste du monde, l’impact catastrophique de la révolution agricole sur la santé et la longévité reste une réalité quotidienne. Lorsque nous disons que les populations modernes ont récupéré une partie importante de ce que nous avons perdu lors de la révolution agricole, nous devons souligner le fait que nous parlons seulement de l’élite mondiale, ce qui laisse de côté la majorité des humains.
Lorsque nous observons la durée de vie moyenne des chasseurs-cueilleurs d’aujourd’hui, cependant, nous tombons sur des chiffres épouvantablement bas — assez bas pour suggérer que leur durée de vie n’est en réalité peut-être pas très longue. Ce qui apparaît comme une comparaison quantitative plutôt honnête n’est finalement qu’un bourbier de présomptions et de projections culturelles.
Les populations de chasseurs-cueilleurs tendent effectivement à avoir des taux de mortalité infantile élevés, ce qui diminue considérablement leur espérance de vie. Dans une étude des chasseurs-cueilleurs Hiwi, les problèmes congénitaux sont à l’origine de 30% de toutes les morts infantiles. Cela englobe les prématurés ou les bébés nés particulièrement petits ou faibles, pour une raison ou une autre, les traumatismes subis à la naissance, ou les cas où la mère ne peut produire de lait. (Hill et al, 2007) La médecine occidentale pourrait bien avoir eu un impact sur de tels cas, bien que les hôpitaux modernes connaissent aussi quotidiennement des décès de nouveaux-nés dans ces mêmes circonstances.
Dans la même étude, l’infanticide est à l’origine de 30% de plus des morts infantiles. (Hill et al, 2007) Les habitants des pays DINGO sont outrés et horrifiés lorsqu’ils apprennent que les chasseurs-cueilleurs considèrent l’infanticide comme une option acceptable, bien que généralement tragique. Cependant, avant de condamner trop sévèrement les chasseurs-cueilleurs, nous devrions nous rappeler que les pays DINGO ont leur propre débat à ce sujet, particulièrement en ce qui concerne l’avortement. Certains pays DINGO ne comptent pas les nourrissons nés après seulement 22 ou 23 semaines de grossesse comme des naissances vivantes, alors que d’autres pays le font. Cela peut avoir un impact significatif sur le taux de mortalité infantile qu’ils déclarent, ce qui rend la comparaison difficile. (Kaplan, 2014) Comme nous pouvons le constater, en comparant simplement les pays DINGO, le calcul de l’espérance de vie expose nombre de présupposés. Chez les chasseurs-cueilleurs, l’infanticide joue un rôle similaire à celui de l’avortement dans les pays DINGO. Le choc que nous pourrions ressentir à ce sujet n’est pas bien différent de celui que les activistes anti-avortement ressentent vis-à-vis de l’avortement. Le fait que nous prenions en compte ces morts lors des calculs de la mortalité infantile des chasseurs-cueilleurs nous en apprend plus sur nos propres valeurs et présomptions culturelles que sur la vie des chasseurs-cueilleurs.
Au demeurant, la mortalité infantile marque certainement la différence la plus importante entre la mortalité des chasseurs-cueilleurs et celle de ceux qui vivent dans les pays DINGO. Dans un examen approfondi des données démographiques dont nous disposons sur les chasseurs-cueilleurs existant aujourd’hui, Michael Gurven et Hillard Kaplan écrivent :
« La mortalité infantile est plus de 30 fois supérieure chez les chasseurs-cueilleurs, et la mortalité infantile précoce est plus de 100 fois supérieure à celle des États-Unis. Même la mortalité infantile tardive est environ 80 fois supérieure chez les chasseurs-cueilleurs. Ce n’est pas avant la fin de l’adolescence que le rapport s’égalise, avec une mortalité 10 fois supérieure [chez les chasseurs-cueilleurs]. Cette différence n’est que 5 fois supérieure à l’âge de 50 ans, 4 fois supérieure à l’âge de 60 ans, et 3 fois supérieure à l’âge de 70 ans. » (Gurven & Kaplan, 2007)
Bien que cela montre qu’après l’enfance, la différence de mortalité entre les chasseurs-cueilleurs et les habitants des pays DINGO diminue, des taux de mortalité 3, 4 ou 5 fois supérieurs à ceux des États-Unis, même parmi des adultes plus âgés, devraient appuyer l’idée selon laquelle leur durée de vie est certainement plus courte. Encore une fois, cependant, d’autres facteurs obscurcissent ce qui apparaît en surface comme une comparaison quantifiable très simple.
Gurven et Kaplan ont étudié la démographie de chasseurs-cueilleurs contemporains, mais les chasseurs-cueilleurs ne survivent aujourd’hui qu’au sein d’environnements marginaux : dans des endroits comme le désert du Kalahari, la forêt amazonienne, ou près du cercle arctique. Ils survivent dans ces endroits pour la simple raison que personne d’autre ne peut y vivre. Bien que l’espérance de vie d’un chasseur-cueilleur !Kung ne fasse pas bonne figure à côté de celle dont bénéficie un habitant des États-Unis, elle fait assez bonne figure à côté de celle d’autres Namibiens. S’ils peuvent vivre des vies aussi longues dans le désert du Kalahari, combien de temps pourraient-ils vivre s’ils évoluaient dans des environnements productifs ?
Les maladies étaient à l’origine de plus de la moitié de toutes les morts dans tous les groupes que Gurven et Kaplan ont étudié, à l’exception d’un seul (les Ache), et pourtant « la plupart des maladies infectieuses sont absentes chez les groupes récemment contactés, parce que de petits groupes de populations mobiles ne peuvent pas être porteurs de ces vecteurs contagieux. » (2007) Les chasseurs-cueilleurs ont toujours fait face à la maladie, bien évidemment, mais la plupart des maladies épidémiques correspondent aux maladies zoonotiques : des maladies qui proviennent de populations animales, généralement introduites par les humains pour la domestication. Même en ce qui concerne les maladies non issues de la domestication, les chasseurs-cueilleurs ne présentent pas de densité de population assez importante pour la propagation de maladies épidémiques, donc bon nombre des maladies dont ils meurent sont en réalité colportées par leurs voisins agriculteurs ou pastoraux. Lorsque vous prenez en considération le nombre de chasseurs-cueilleurs qui se retrouvent chassés par ces mêmes voisins pour le sport, la principale cause de mortalité des chasseurs-cueilleurs semble être le fait de vivre près de populations qui ne chassent ni ne cueillent.
Gurven et Kaplan concluent de leur étude qu’en réalité les chasseurs-cueilleurs vivent assez longtemps, même confrontés aux conditions présentes. « Les données montrent que l’espérance de vie modale d’un adulte est de 68–78 ans, et qu’il n’est pas rare pour des individus d’atteindre ces âges, ce qui suggère que les inférences basées sur la reconstitution paléodémographique ne sont pas fiables. » (Gurven et Kaplan, 2007) Ils soulignent qu’au-delà de 70 ans, la qualité de vie commence à décroître, avec le début de la sénescence. Cela ne diffère pas beaucoup du schéma de vie observé actuellement dans les pays DINGO ; bien qu’ils aient connu des améliorations significatives de la longévité au cours du siècle dernier, la qualité de vie de ces années supplémentaires n’a pas toujours suivie.
Aujourd’hui, grâce aux efforts d’un suprémaciste blanc du XIXe siècle appelé John Crawfurd et à sa croisade pour faire de l’anthropologie une force au service de l’impérialisme et de la colonisation, nous avons tendance à utiliser l’expression « bon sauvage » [NdT, en anglais, l’expression qu’ils utilisent est « Noble Savage », ce qui signifie noble sauvage ; à garder en tête pour la suite du texte] pour mettre en garde contre le penchant qui pourrait nous amener à idéaliser les peuples indigènes. Comme Crawfurd l’entendait, nous l’utilisons pour écarter toute suggestion selon laquelle le moindre fragment d’humanité en-dehors des pays DINGO modernes ait jamais pu avoir ou développer quoi que ce soit qui ait de la valeur. (Ellingson, 2001) Cette expression a cependant vu le jour pour désigner autre chose, initialement. En soulignant la liberté qu’avaient les Amérindiens dans leur activité de chasse, une activité réservée aux Nobles dans sa France natale, Marc Lescarbot dans son Histoire de la Nouvelle-France, a intitulé un chapitre « Les sauvages sont vraiment bons » [NdT : la traduction littérale serait : « les sauvages sont vraiment nobles »]. Il faisait référence non pas à leur caractère moral, mais aux droits dont ils jouissaient, que seuls ceux de l’aristocratie européenne égalaient.
Dans son sens premier, l’expression « bon sauvage » fournit un excellent moyen de comprendre l’histoire de la santé et de la longévité humaines. La longévité et la santé dont jouissaient tous les chasseurs-cueilleurs en tant que groupe semblent comparables à celles dont bénéficiaient les élites les plus riches et puissantes que les sociétés agraires aient jamais produites. Si vous faites partie des élites de la civilisation, alors les chasseurs-cueilleurs pourraient ne pas avoir grand avantage sur vous en termes de santé ou de longévité, sans, pour autant, être à la traîne. Comparés à la majorité des humains, cependant, « les sauvages sont vraiment bons ».
Traduction: Nicolas Casaux
Édition & Révision: Héléna Delaunay
Bibliographie:
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“Hunter-gatherers have less famine than agriculturalists,” Biology
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Michael Hermanussen, “Stature of early Europeans,” Hormones 2 (2003): 175.
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Spencer Wells, Pandora’s Seed: Why the Hunter-Gatherer Holds the Key to Our Survival. (New York: Random House, 2011)
Ronald Wright, A Short History of Progress. (Cambridge: Da Capo Press, 2005)
Marlene Zuk, Paleofantasy: What Evolution Really Tells Us about Sex,
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